10
Ils passèrent la nuit et la journée serrés l’un contre l’autre. Le temps qui passait, les heures qui s’écoulaient, inéluctables, n’avaient pas de prise sur eux. Chaque fois qu’ils se détachaient, d’irrépressibles frissons les prenaient et ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre. Jamais Gabriel ne pourrait la quitter, il le savait. Pourtant le moment allait venir où il devrait partir, continuer sa mission. Paris, jaloux de leur tranquillité et de leur amour, allait reprendre ses droits.
— Combien de temps resterons-nous ainsi ? lui demanda-t-il.
— Je n’en sais rien.
— Tu es heureuse ?
— D’une certaine manière oui. C’est une sensation étrange. Effrayante surtout.
— Effrayante ?
— Oui, j’ai peur que cela s’arrête. C’est cela qui m’empêche d’être parfaitement heureuse.
— Parce que tu sais que cela finira un jour ?
— Oui.
Ils s’étaient enveloppés dans la couverture et, debout devant la fenêtre, contemplaient le petit peuple qui circulait rue de Tournon. On était bien loin de la foule qui se pressait autour du Tribunal révolutionnaire, bien loin des patriotes et des gens importants qui parcouraient les couloirs du Palais national. C’était une rue calme. En face, les Hôtels de Montmorency et de Brancas élevaient leurs hautes façades. Mais il ne fallait pas s’y tromper. La section révolutionnaire Mucius-Scaevola, à la tête de ce district du Luxembourg, était active et puissante. On racontait que les repas fraternels organisés dans la rue l’an dernier courant prairial avaient dépassé de loin en munificence ceux des autres sections. Au début de la Révolution, la très zélée Théroigne de Méricourt avait réuni dans sa maison une sorte de club où se côtoyaient Camille Desmoulins, Danton et Fabre d’Églantine. Ces temps étaient bien loin : tous avaient fini sous le coup fatal de la Grande Faucheuse et elle-même, devenue folle, croupissait à la Pitié-Salpêtrière. Il se faisait ces réflexions lorsqu’une silhouette discrète attira son attention. L’homme était vêtu d’un manteau qui lui dissimulait le bas du visage, fait rare en cette saison, et semblait chercher son chemin.
— Voilà Saint-Germain.
— Tu es sûr ?
Elle écarquilla les yeux. Il avait beau dissimuler ses traits, c’était bien lui.
Il se pencha vers elle.
— Reste là, ce que je vais faire, je le ferai seul.
Elle se blottit contre lui.
— Je sais. Je ne pense pas que tu aies besoin de moi pour triompher des épreuves, ce soir. Saint-Germain t’aidera.
Il lui sourit.
— Tu l’as vu ?
Elle approuva :
— Oui, il n’a pas intérêt à te trahir, du moins pas maintenant. Mais il ne faudrait pas qu’il apprenne que tu es recherché.
— Ce n’est pas moi qui vais le lui dire !
Et il s’arracha de ses bras. Elle l’avait vu revenir vainqueur. Il était rassuré. Leur amour ne finirait pas tout de suite. Ils avaient encore un peu de temps, mais combien ?
À l’extérieur, après avoir revêtu son costume civil et une large cape qui dissimulait sa silhouette, Sénart retrouva le Suédois. L’homme l’accueillit avec toutes les marques de la satisfaction.
— Monseigneur, c’est avec une grande joie que j’ai eu connaissance de ta rencontre avec notre maître. Il est très intéressé par toi, vraiment très intéressé. J’y vois de grandes chances de réussite pour ton projet. C’est une très bonne entrée en matière !
— Trêve de paroles. Vais-je rencontrer les frères de l’ombre cette nuit ?
Le faux Saint-Germain changea soudain d’attitude. Gabriel-Jérôme n’aimait pas son regard.
— Disons… qu’avant de connaître les plus profonds mystères de la Loge Noire, tu dois d’abord investir le premier cercle.
Le jeune homme eut un geste d’impatience.
— Tu ne m’avais pas parlé de cela !
L’homme leva les bras au ciel :
— Parce que tu ne me l’as pas demandé ! On n’entre pas comme ça dans la confrérie des frères de l’ombre. Ils doivent d’abord te jauger. D’autre part, ils ont besoin de discrétion, c’est pourquoi ils se dissimulent derrière ce premier cercle. Ne t’inquiète pas : ce n’est pas là que l’on trame les noirs complots ou que l’on commet les crimes dont tu cherches à démasquer les auteurs. Non, c’est un cercle de prophétie, le pendant lumineux de la Loge Noire si tu veux.
Sénart hocha la tête : il commençait à comprendre. Une loge à l’intérieur d’une loge. Des complots à l’intérieur des complots. Une façade spéculative, apparemment inoffensive, qui dissimulait le mal et le vice. Rien que de très classique. Au fil de ses rapports, combien de fois n’avait-il pas déjà décrit ce genre de système !
— Et je pourrai aller plus loin dans l’initiation ?
Son interlocuteur haussa les épaules :
— Cela, monseigneur, ne dépend que de toi. Montre-toi respectueux et attentif. Prends néanmoins une attitude intéressée. Bannis tous les scrupules de ton cœur et peut-être seras-tu remarqué. Allons-y maintenant, la cérémonie va bientôt commencer.
Ils longèrent le jardin du Luxembourg, le Panthéon pour enfin parvenir rue de la Contrescarpe où l’on apercevait encore les anciens vestiges du rempart élevé par Philippe Auguste.
Svendenborg se retourna vers lui :
— Es-tu prêt, monseigneur ?
— Arrête tes simagrées et conduis-moi !
L’autre lui envoya un sourire de mauvais augure et s’en alla frapper à la porte d’une maison que rien ne distinguait des autres.
La porte s’ouvrit. Une femme était là, enveloppée dans un grand châle de laine noire. Elle les examina l’un et l’autre. Aucune expression ne pouvait se lire sur son visage. Saint-Germain fit un signe curieux de la main sur son propre front auquel elle répondit.
— Entrez, frères.
Ils obéirent et montèrent jusqu’au troisième étage pour se retrouver à l’intérieur d’un vestibule. La femme s’éclipsa. Un homme les attendait là. Il portait une longue robe blanche qui lui donnait l’apparence d’un patricien romain. Les signes recommencèrent.
— Frère, assieds-toi.
Il désigna un fauteuil à Gabriel-Jérôme, tandis qu’il faisait signe à Svendenborg de le suivre dans une pièce attenante. L’ameublement y était étrange et exotique. On y découvrait un style oriental qui ne serait vulgarisé en France que bien plus tard, après l’expédition menée par Napoléon en Egypte. Il s’assit donc sur le siège dont le tissus chatoyait de mille couleurs. De nombreux coussins leur assuraient un confort remarquable.
Peu d’ornements au mur, si ce n’est d’étranges signes en bois sculpté. Des lettres, peut-être, mais appartenant à un alphabet fort ancien.
« Si seulement Marie-Adélaïde était là… Elle saurait ! » se dit-il avec regret. Se pouvait-il qu’elle lui manque à ce point, alors qu’il l’avait quittée depuis moins d’une heure ?
Enfin, son mentor, vêtu maintenant de noir, revint avec une autre femme, apprêtée d’une longue robe blanche.
— Viens vers l’immortalité, homme mortel, lui dit-elle. La mère de Dieu te permet d’entrer.
Le visage de Svendenborg ne trahissait aucun sentiment. C’était un habile comédien, Sénart l’avait déjà remarqué à Ermenonville. Le secrétaire rédacteur les suivit donc jusque dans une très vaste pièce aux ornements encore plus excentriques que ceux du vestibule. Le plafond en était peint en bleu marine et on avait dessiné sur ce ciel nocturne de nombreuses petites étoiles dorées. Les murs étaient recouverts de symboles grossièrement badigeonnés. Il y avait là les objets les plus divers : la croix du Christ y côtoyait l’équerre et le compas des francs-maçons. Un crâne humain dominait une république bien mal dessinée. Le mur du fond était fermé par un vaste rideau et de nombreux sièges avaient été disposés dans la pièce. Seules trois minuscules fenêtres grillagées s’ouvraient sur l’extérieur mais on ne voyait rien de ce qui se passait dehors. Juste devant le rideau, une femme vêtue de blanc, elle aussi, allumait les cierges d’un volumineux chandelier à trois branches sans doute acquis lorsqu’on avait dispersé les biens de l’Église aux plus offrants. Elle plaça de part et d’autre de la pièce de bronze une chaise et un fauteuil sur lequel elle déposa un livre.
Pour finir, elle se tourna vers une pendule accrochée au mur et qui semblait bloquée sur minuit.
— L’heure avance, dit-elle, la mère de Dieu va paraître pour recevoir ses enfants.
Puis elle se retira. Sénart commençait à s’impatienter. Que signifiaient toutes ces simagrées ? Rien de tout cela ne ressemblait à la description que lui avaient faite Marie-Adélaïde et Svendenborg de la loge des frères de l’ombre. Ces gens avaient des allures d’illuminés, mais ne présentaient certainement pas le moindre danger. N’étaient leurs longues robes et l’étrangeté de l’environnement, les femmes aperçues auraient pu passer pour des bigotes dans n’importe quelle église. Il allait interroger le Suédois lorsqu’une autre femme apparut. Elle venait de derrière le rideau et portait la sempiternelle robe blanche.
— C’est l’éclaireuse, lui souffla son compagnon.
Il ne répondit rien, se contentant d’attendre. Elle se plaça au milieu, juste devant le chandelier, et se tourna vers lui :
— Enfant de Dieu, prépare-toi à chanter la gloire de l’Être suprême. Dispose-toi en face de nous.
Gabriel-Jérôme se trouva donc placé sur la chaise dominée par le grand chandelier et, à ce moment-là, le rideau s’ouvrit.
Il y avait là une estrade sur laquelle étaient disposés trois fauteuils : un bleu, un blanc, un rouge. Une sonnerie retentit. Une alcôve, située sur les côtés de l’estrade, s’ouvrit et il vit apparaître une vieille femme soutenue par deux autres. Sa tête et ses mains étaient comme en perpétuel mouvement. Le jeune homme l’examina attentivement : grande, sèche, presque diaphane, deux yeux exaltés, une chevelure épaisse et argentée qui formait une auréole autour de son visage. Rien ne la différenciait de ces exaltés mystiques qui encombraient les asiles de fous. Les deux suivantes la placèrent avec d’infinies précautions sur le fauteuil central, le blanc, et baisèrent ses pantoufles.
— Gloire à la mère de Dieu !
Ensuite, elles prirent une aiguière et un linge blanc avec lesquelles elles lavèrent les mains de la mystique.
Il sursauta : une véritable petite foule entrait maintenant dans la salle. C’étaient surtout des femmes. De tous âges et toutes vêtues de blanc ce qui ajoutait encore à l’étrangeté de l’atmosphère.
Alors, la doyenne parla d’une voix tremblante mais passionnée, en articulant soigneusement chaque syllabe :
— Enfants de Dieu, votre mère est au milieu de vous. Je vais purifier le profane.
Sur un signe des deux femmes qui entouraient la mère de Dieu, Sénart s’avança jusqu’au bord de l’estrade, monta et dut lui baiser le front.
Elle lui mit la main sur la tête.
— Ami de mon fils, je te chéris.
Puis il retourna à sa place. Il commençait vraiment à en avoir assez lorsque l’alcôve s’ouvrit de nouveau et là, il tressaillit. L’homme rencontré devant Notre-Dame de Paris, le fameux dom Gerle, parut. Immédiatement, les femmes réunies là s’inclinèrent. Il baisa la joue de la femme, qui lui dit avec solennité :
— Prophète de Dieu, prends séance.
Et il s’assit sur le fauteuil rouge.
L’éclaireuse prit place sur le fauteuil situé en contrebas de l’estrade après avoir saisi le livre qu’elle y avait préalablement posé. Deux autres, une brune et une blonde fort jeunes et fort jolies s’installèrent sur les chaises disposées de part et d’autre du chandelier.
— Ce sont la colombe et la chanteuse, lui chuchota Svendenborg.
Avant que Sénart ait pu comprendre ce que l’autre avait voulu dire, Gerle leva la main droite et parla :
— Frère et sœur, assistez !
Puis se retournant vers le profane, il prononça avec gravité :
— Et vous, profane, disposez-vous à la grâce de Dieu. Levez la main droite et répondez… Jurez-vous, promettez-vous de répandre jusqu’à la dernière goutte de votre sang pour soutenir et défendre, soit l’arme à la main, soit par toutes les morts possibles, la cause et la gloire de l’Être suprême ?
Il fallait répondre, aussi n’hésita-t-il qu’un instant :
— Je le jure !
Ces simagrées le dégoûtaient. De même, il lui répugnait de faire un faux serment, mais, en pleine cérémonie d’initiation, aucune autre solution ne lui vint à l’esprit que ce parjure.
Gerle continua, les yeux plongés dans ceux de Sénart, comme s’il tentait de déchiffrer ses pensées.
— Jurez-vous, promettez-vous obéissance et respect à la mère de Dieu ici présente ?
— Je le jure.
— Promettez-vous soumission aux prophètes de Dieu et à leurs ministres ?
— Je le jure.
À ce moment, l’éclaireuse prit le livre, l’ouvrit et se mit à lire d’une voix monocorde :
Les sept sceaux de Dieu sont mis sur l’Evangile de la vérité. Cinq se sont levés, Dieu a promis de se révéler à notre mère à la levée du sixième. Quand le septième s’élèvera, prenez courage en quelque lieu que vous soyez, quelque chose que vous voyiez, la terre sera purifiée, tous les mortels périront mais les élus de la mère de Dieu ne mourront pas et ceux qui seront frappés d’un accident quelconque renaîtront pour ne jamais mourir. Le premier sceau de l’Évangile fut l’annonce du verbe. Le deuxième fut la séparation de tous les cultes, le troisième fut la Révolution, le quatrième la mort des rois, le cinquième, la réunion des peuples, le sixième, le grand combat de l’ange exterminateur, le septième sera la résurrection de tous les élus de la mère de Dieu au-dessus de tous les peuples de la Terre et le bonheur général surveillé par les prophètes et leurs ministres.
Elle parla encore longtemps ainsi, mais il ne pouvait se permettre d’exprimer, fût-ce par un simple regard, son ennui. Gerle, du haut de l’estrade, l’examinait avec une attention soutenue. Après une nouvelle lecture de l’évangile, on lui expliqua que Dieu avait pour mère Catherine Théos – la femme tremblante et exaltée sur le fauteuil blanc –, que le Verbe de Dieu était son fils, qu’elle répandait la parole de Dieu et qu’elle en recevait des révélations…
Puis ce fut fini. Gerle leva les mains au ciel et les deux femmes, la colombe et la chanteuse, conduisirent Sénart jusqu’à l’estrade. Il dut s’incliner devant la mère de Dieu tandis que Gerle lui imposait les mains :
— Mon fils, prononça-t-elle d’une voix chevrotante, je te reçois au nombre de mes élus, tu seras immortel.
Puis elle lui baisa le front, les oreilles, les joues, les yeux et le menton. Pour finir, elle prononça les mots sacramentels en lui passant la langue sur les lèvres, sensation qui lui arracha un frisson de dégoût :
— Diffusa est gratia in labiis tuis.
Il lui fallut répondre par les mêmes signes.
« Marie-Adélaïde, songea-t-il en embrassant à son tour la vieille femme, as-tu vu cela dans les cartes ? »
Alors, la mère de Dieu déclara :
— Fils de Dieu, élu de la mère de Dieu, tu as reçu les sept dons, tu es immortel.
Elle lui fit plusieurs signes en forme d’équerre sur le visage. C’était la fin de la cérémonie. Il redescendit dans la salle tandis que les frères et les sœurs réunis là le congratulaient.
« S’ils savaient qui je suis », se dit-il en répondant tant bien que mal à ces sollicitations.
La chanteuse et la colombe entonnèrent l’air de « Charmante Gabrielle » dont on avait changé les paroles :
Au seul Être suprême
Élevons tous nos cœurs
Pour qu’il daigne lui-même
Dissiper nos malheurs.
Pour son nom, pour sa gloire
Formons des vœux,
Au champ de la victoire
Courons heureux…
Maintenant l’alcool circulait parmi l’assemblée. Les langues se déliaient. Les yeux mystiques, rendus encore plus brillants par le vin, ne voyaient plus les choses de ce monde. Des prophéties incohérentes, des citations approximatives de la Bible, des querelles amicales sur un point de la foi… personne ne faisait attention à lui. Il aurait pu se mêler à ces groupes exaltés mais il avait un autre projet en tête. Au fond de la salle, le faux Saint-Germain pérorait au milieu d’un groupe de jeunes demoiselles qui buvaient ses paroles les yeux avides. Sans doute ne finirait-il pas la nuit seul.
« Voilà pourquoi il a voulu pénétrer dans le cercle des frères de l’ombre, se dit Sénart. Il trouve là de la chair fraîche pour assouvir ses désirs. »
Peut-être ce cercle, réunissant de nombreuses femmes, n’avait-il d’ailleurs été créé que pour fournir aux membres secrets la nourriture charnelle dont leur esprit débauché avait besoin.
Il eut un doute : Marie-Adélaïde n’avait-elle pas elle aussi été conviée à ce genre de sabbat ? Il en conçut de la jalousie et une certaine rage. De la tristesse aussi.
« Je commence à être jaloux. Il ne faut pas, ma mission passe avant tout. » Il se concentra donc sur le maître des lieux et sur la vieille femme.
Gerle, toujours sur l’estrade, aidait la mère de Dieu à marcher. Ensemble ils sortirent par l’alcôve. C’était le moment.
Profitant qu’on ne le regardait pas, il se glissa lui aussi sur l’estrade et suivit leurs pas.
Maintenant, les conversations s’éloignaient. Il entendit les deux filles chanter d’une voix frêle :
Marchons, frappons sans grâce,
Tout profane insolent,
Quiconque avec audace
Serait récalcitrant.
Mère de Dieu, puissante,
Soutenez-nous,
Phalanges combattantes,
Entendons-nous.
L’alcôve menait jusqu’à un couloir obscur. Il le suivit : loin devant, il percevait une lumière. Sans doute dom Gerle avait-il allumé une bougie. Il avançait à tâtons pour ne pas trébucher. Cela dura ainsi un certain temps.
« Mais où vont-ils donc ? Cette maison n’est tout de même pas si grande ? »
Puis le couloir s’arrêta brutalement. D’abord un escalier de service, puis, au rez-de-chaussée, des marches descendaient vers les profondeurs. C’était un escalier ancien et glissant. Une vague lueur en provenait. Gerle et la prophétesse étaient descendus. Il les suivit. Cela dura longtemps. Il y voyait à peine et il était obligé, à défaut de rampe, de se tenir aux pierres disjointes. Il faillit tomber une fois ou deux. Peut-être avaient-ils rejoint les souterrains, nombreux dans ce très ancien quartier de Paris. Finalement, l’escalier s’arrêta. Il se retrouva dans une salle. Aucun ornement, des murs bruts de la même pierre que l’escalier. Au milieu, une petite table-bouillotte avait été disposée, objet bien incongru dans cet environnement moyenâgeux. Une bougie s’y consumait, donnant une lumière minuscule dans le souterrain. Partout, des ombres entouraient le lumignon projetant d’énormes et obscures silhouettes sur les murs. Sénart avança, inquiet. Cette pièce ne possédait apparemment aucune issue et ni Gerle ni la mère de Dieu n’étaient visibles. Il s’approcha de la table dans l’intention de s’emparer de la bougie et d’explorer la pièce avec plus d’attention. Alors, à l’extrême limite de son champ de vision, une ombre bougea.
C’était une silhouette démesurée, effrayante. Sénart se retourna brutalement et, là, il aperçut une paire d’yeux brillants, rougis, féroces comme ceux d’un animal. Une voix retentit.
— Doucement, Abaddon, ne le tue pas.
Un coup d’une violence inouïe en plein visage l’envoya en arrière. Il se sentit déséquilibré.
« Le mur… » songea-t-il en une fraction de seconde.
Et ce fut le choc. Tout disparut en une explosion d’étincelles.